L' Alcoolique Mondain
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Lean Management

16/3/2015

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Malgré son humeur souvent joviale et son franc-parler, Jean-Louis Grouvion (mon boss) est un parfait enculé. Ingénieur raté, brillant financier, il se veut également pédagogue et a signé (sans les écrire et sans les lire) quelques ouvrages professionnels de référence dans notre milieu.

N’ayant aucun sens du ridicule, il lui arrive de dispenser lui-même ses pseudo-cours dans la grande salle de réunion de Marceau Partners. A 14h30 un lundi, passer du minou d'Elodie (ma stagiaire) à un exposé de Grouvion est assez douloureux.

— « Lean » signifie « dégraissé », commença-t-il avec un micro accroché à la joue, comme Steve Jobs quand il présentait un iPhone. Le lean management consiste à mettre en place une gestion sans gaspillage. Des chercheurs américains du MIT (Massachussets Institute of Technology) ont analysé le TPS (Toyota Production System) et découvert que le système de production mis en place par Toyota dans ses chaines de montage à partir des années 1970 peut être appliqué à tous les secteurs économiques. On sentait qu’il prenait un plaisir immense à utiliser des acronymes anglais comme MIT et TPS. Les deux concepts de base sont le « juste-à-temps » et le « jidoka » (automatisation à visage humain). C’était trop bon, Grouvion banda sec en traduisant le mot japonais et ne pu ramollir son enthousiasme jusqu’à la fin de son intervention. Je bandais aussi, énervé par les effluves animales qu'Elodie avait laissé sur ma moustache. En lean, la valeur ajoutée d’une tâche doit être analysée du point de vue du client. Tout ce qui n’est pas de la valeur ajoutée doit être éliminé (…). Il faut un salarié ultra spécialisé par poste, limiter autant que possible tout déplacement, supprimer les outils mal placés ou inadaptés, chronométrer chacun des gestes nécessaires à l’accomplissement d’un tache et éliminer tout mouvement parasitaire…

Après une heure à s’écouter être génial, Grouvion demanda : 
— Des questions ? 
— Jean-Louis, nota un des EVP (Executive Vice President) avec qui je bossais parfois, tu (tout le monde se tutoyait chez Marceau Partners, cravate mais cool) noteras qu’une étude récente menée par le Ministère du Travail a montré que le lean management engendrait le plus haut taux de risques physiques et psychosociaux. 
— J’ai vu Paul.
— Qu’en penses-tu ?
— C’est du bullshit !
— Oui mais, d’un point de vue strictement économique, Jean-Louis, la perte de productivité que génère la mise en place d’une organisation du travail accidentogène ne conduit-elle pas à remettre le lean management en cause ?
— Ta question est pertinente. Avoir des salariés malades physiquement ou mentalement n’est pas souhaitable, car leur absence et leurs soins (en cas de mutuelle d’entreprise) génèrent également un coût. Et un poste confortable, c’est un salarié plus efficace. Cependant, si nous étions parfaitement cyniques, mais nous ne le sommes pas, je te dirais que, d’un point de vue strictement économique, comme tu dis, avoir une augmentation de 2 ou 3% des maladies professionnelles ne remet pas en cause un modèle qui peut faire gagner 16% de productivité à une entreprise. 
— 16 % ?
— Eh oui mon vieux : 16 % !
Photo
Quand Grouvion eut fini de jouir du tonnerre d’applaudissements serviles de ses associés et employés, on prit un verre. Un mojito sous-dosé nous est toujours offert après chaque cours magistral de Grouvion, séminaire de formation ou journée de teambuilding. Il signifie à tous qu’on sait (aussi) s’amuser, même le lundi.

— Tu as vu ce que j’leur ai mis ? me demanda Grouvion quand nous fûmes dans son bureau. 
— Impressionnant Jean-Louis dis-je en tentant d’aspirer avec ma paille ce qui pouvait rester d’alcool au milieu des glaçons fondus et des feuilles de menthe.
— Ah ils sont bon ces Japonais ! 16% de gains de productivité ! T’as vu Paul ? Il ne moufetait plus ! Tu me retravailleras la présentation pour en faire des slides bien ficelés qu’on shootera aux clients. Avec des gains de productivité comme ça, ils vont venir nous sucer la queue sans qu’on leur demande. Ah putain ces Jap! Pas étonnant qu’ils nous enculent à sec avec des méthodes pareilles. 
— C’est certain, Jean-Louis. A propos de présentation, vous savez qu’on a celle d’Autogreen demain.
— Oui, je sais. Revoyons-là. Avec ce qu’on leur a foutu en honoraires, il ne s’agirait pas de la planter. 
— Je voulais justement que vous validiez les chiffres que je vous ai forwardés. 
— Minute ma pupute, je ne les ai pas.
— Je vous les ai envoyés hier.
— Je reçois deux-cents mails par heure. Attends, je regarde.
— Dimanche vers 18 heures 30. En pièce jointe.
— Ah ça y est je l’ai. Ok, ok, j’ouvre. Qu’est ce que c’est que ce bordel ?
— C’est l’Excel récap. Mais ne vous inquiétez pas il est summarisé dans le PowerPoint de présentation client.
— Ok. J’t’écoute. T’as sept minutes. J’ai un ciné à la con avec ma femme soon. Balance la sauce.
— Je pense qu’on peut écrémer 20% sur les chaînes 12 et 13, 10% à la compta, 7,5% parmi le chauffeurs-livreurs, et 6% dans les services B, D et F. 
— Ça me semble correct. Quid du top management ?
— A la direction financière, je crois que Monsieur Dupeyret est…
— Mais bordel ! Combien de fois devrai-je te le dire ?! Je ne veux plus de nom ! Ni prénom ni nom de famille. Qu’il s’appelle Dupeyret ou Dutroudeballe, je m’en bats les steaks. Arrête de tout humaniser à la fin ! Tu fais perdre du temps à tout le monde. Le client va chier dans son froc à l’idée de licencier. La CGT va le pourrir. Le PS local aussi. Il faut lui simplifier le travail. On ne parle pas de « personne » on parle de « contrat salarié ». Capito ? On ne licencie pas Monsieur Dupeyret (avec une famille et vingt ans d’ancienneté), on supprime le … vas-y montre-moi sa fiche… on supprime le contrat DirFin-C872. 
— Capito.
— Je veux des numéros ! Tu comprends ? Des numéros ! Je sais que cela peut paraitre choquant, mais c’est le seul moyen d’être efficace en matière de ressources humaines. On est des conseils, pas des psys, pas des curés, pas des nounous. On dit juste comment rendre plus productives des organisations salariées. Basta. Ce serait des organisations de robots, de girafes, de voitures ou de bites, ce serait pareil ! 
C’est toi la bite.
— Je comprends, Jean-Louis. 
— C’est comme ça qu’on fonctionne aujourd’hui. Tu n’as rien écouté de mon cours de lean management ou quoi ?
— Si j’ai tout écouté. Et ce n’est pas un cours mais un powerpoint écrit par un consultant à partir de ton nouveau livre qui n'est pas de toi.
— Il faut appréhender la gestion d’un salarié de la même manière qu’une pièce automobile. Et je vais même être franc avec toi : on est en train d’instaurer cette méthode au cabinet. Comme tu le sais, cette petite merde d’Hervé a démissionné au bout de deux mois pour se barrer chez ces connards de McMillard. Comme si on ne vous payait pas assez ici ! Et bien le cabinet de recrutement par qui j’étais passé s’est engagé à nous remplacer le même produit (même profil, même années d’études, même expérience, même contrat, même salaire). Eux ce sont des pros ! Et moi ça m’arrange. Je n’ai pas à me poser de question, j’aurais le même. Je gagne du temps et de l’argent. Et toi, tu auras le même collègue.
— Je te comprends, Jean-Louis.
— Je sais que tu comprends. Et si le remplaçant d’Hervé pouvait aussi s’appeler Hervé ce serait encore mieux ! 
— Ce serait pratique oui. 
— Tu vas voir que ces pédés de chasseurs de tête sont capables de me trouver un mec qui a fait la même école de commerce et s’appelle aussi Hervé. Ah ah ah ! Ah putain, ce serait fort ! Enfin, faut pas rêver non plus ! Ah ah ah ! 
— Ah ah ah ! 
— Bon allez, c’est ok, je relirai ça demain, faut que je file au ciné me taper encore une daube sentimentale choisie par Sophie.
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