L' Alcoolique Mondain
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Qu'est-ce qu'un déménagement ? 

31/10/2016

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« On me chasse de mon appartement (…) il y aura du remue-ménage, de la casse, c’est affreux à penser ». Comme je me sens proche d’Oblomov, j’entends presque Alexéeff me répondre comme il le faisait à Ilya Ilitch : « dans un déménagement, il y a toujours beaucoup de tracas (…) on égare, on brise, quel ennui ! ».

Mon propriétaire reprend son bien pour y loger une fille encore plus laide que lui.  Il en a le droit. Celui de tout propriétaire, fût-il une richissime charogne, de jeter à la rue un honnête homme. Je lui ai proposé d'acheter son appartement, il a refusé,  de le lui louer plus cher, il m'a ri au nez. Ayant probablement égaré son cœur entre les cuisses d'une secrétaire, cette ordure n’a rien voulu entendre ! 

Partir me tue, croyez-moi, il y a autant de mort dans le déménagement qu’il y a de fuite dans le voyage. Je ne veux pas mourir, pas encore, ou alors de façon noble et brutale, en duel ou sous les dents d’un fauve. 
 
Sept ans ici. Sept ans de ma vie qui m’apparaissent tantôt comme sept minutes tantôt comme sept mille ans. Il était trop grand et trop cher quand je l’ai pris, il est aujourd’hui trop étroit et je pourrais évidemment me loger "mieux". Mais que ferais-je de ce « mieux » ? comme si un palais étranger faisait ombrage à la maison qui nous a vu naître. Or, d’une certaine façon, je suis né dans cet appartement.
 
J’avais reconstitué un boudoir, une cabane de chasse, un refuge pour trappeurs et gentilshommes. Plus qu’une garçonnière, c’était un cabinet de curiosités, une fenêtre sur le passé, un canapé à remonter le temps. Les rares êtres humains qui y passaient regardaient, tantôt avec intérêt tantôt avec malaise mais jamais avec indifférence mes innombrables bibelots, mes gravures anglaises et mes massacres de cerfs, mes photos d’inconnus et mes estampes érotiques. J’avais ramassé, accumulé, entassé tout ce que les maisons de vente, les antiquaires véreux et les aristocrates ruinés avaient laissé derrière eux.
 
Un ami (si tant est que j’en ai un jour eu un et si tant est qu’il le soit encore après m’avoir tenu de si détestables propos) tenta de me rassurer en me suggérant de tout emporter. L’imbécile ! Cette poutre de bois sombre comme du tabac contre laquelle j’ai fouetté une femme aux seins nus et roses qui portait une casquette nazie, vais-je l’emporter ? Qui me rendra ce merveilleux souvenir ? Qui me rendra cette nuit où on a joué au Portiere di notte et où j’ai aimé une Rampling jusqu’au petit matin. Et Marion qui jouait à la Fanny de Musset « s’excitant par des poses lascives, bien follement lubriques, provoquant avec ses doigts tout l’excès des plaisirs » … qui me rendra ces lattes de bois imbibées de sa vulve luisante ?
 
Et le mur du petit salon ? vais-je arracher un mur ? allons !  Pourtant Charlotte a dessiné dessus. Charlotte était graphiste. Elle sortait tout juste de Penninghen, fumait trop de pétards, et portait des bas. Pas des bas noirs élastiques comme on en croise chez les femmes qui se sentent délaissées. Non des bas « crème » avec une jarretière de soie rose ! Des bas du temps jadis. Charlotte était mon XVIIIème siècle. Elle ne m’a jamais aimé. Moi si, éperdument. C'est-à-dire mal. Son obstination à ne pas aimer me torturait et cette  douleur était délicieuse. C’est aussi pour cela que je ne peux déménager. Je revois sa mâchoire carrée, ses seins d’adolescente, les taches de rousseur anglaise qui marbraient son corps comme une campagne automnale. Je lui avais demandé de dessiner un vol imaginaire de perdreaux, de faisans vénérés, et d’aigles à deux têtes, une bataille aérienne avec des oiseaux de rêve et des armes impériales. Je la revois tracer ces longues arabesques de plumes comme autant de flèches dans un ciel glacé. Elle rigolait, esquissait de sa main droite, précise et sûre, des courbes au fusain cependant que sa main gauche arrosait de vin rouge mon parquet clair !
 
Et ces selles au cuir jauni et craquelé, qu’en faire ? « Elles ne te servent à rien, ergota cet ami qui ne l’est plus, on dirait une écurie ! ». Le salaud. Il mériterait d’épouser la fille de mon propriétaire. J’enverrais à la guillotine tous ceux qui n’aiment pas les écuries. Que n’aurais-je fait livrer de la paille, du crin trempé de sueur et du crottin dans mon salon si cela avait été possible ! 
 
Mes selles s’emplissent de poussière, je les en aime d’autant plus. Je m’y adosse pour lire. J’ai vomi derrière ces selles, j’y ai pris des femmes (avec maillets de polo et cravaches), j’ai dormi sur elles. J’y ai traversé des plaines argentines et vécu des nuits inventées. Ivre, à califourchon, je me suis tour à tour imaginé mousquetaire, hussard, brigand, chevalier, gendarme, chouan, aventurier ; quelques foulées de plus et j’étais un homme.
 
Et la lumière ? Les toits dans les matins d’été. Les toits sous la pluie d’automne. Qui me rendra ma lumière ? Quand la vie est sombre et les pensées grises, qu’a-t-on d’autre que le soleil sur les toits de Paris ?
 
Et mes livres ?! Ils sont agencés d’une certaine façon qui n’est liée ni au genre, ni à l’époque, ni à l’auteur, encore moins à l’éditeur. Certains n’y voient qu’un bordel digne d’un illettré. Il est vrai que la taille des étagères et la chronologie des achats sont la seule explication de ce classement. Cependant Houellebecq côtoie Verlaine, il y a de de la lucidité et du désespoir chez les deux. Wilde est dans le voisinage de B.E. Ellis, leur critique de l’époque et leur causticité s’accordent bien. Quand je dors ou que je suis trop ivre pour les entendre, les deux dandies se parlent. Histoire d’O est à côté de Madame Bovary. Deux bourgeoises sentimentales en mal de cul. Ça va bien ensemble aussi. Quoique Houellebecq c’est aussi du Flaubert. Gustave aurait du reste dit aux frères Goncourt « L'histoire, l'aventure d'un roman, ça m'est bien égal. J'ai l'idée, quand je fais un roman, de rendre une couleur, un ton. Dans Madame Bovary, je n'ai eu que l'idée de rendre un ton gris, cette couleur de moisissure d'existences de cloportes ». On n’est pas loin de Michel. Le hasard a admirablement classé mes écrivains, certains rigolent ensemble, nombre d’entre eux s’ignorent, la plupart d’entre eux se méprisent. C’est un village médiéval et biscornu, coincé entre le bois immense des poutres et les rives plafonnières. Alors quoi ? Je devrais donc tout classer par ordre alphabétique dans une étagère Billy ? Plutôt crever.
 
Mais il faut partir, abandonner ce repaire, laisser derrière rêves et souvenirs, emménager dans un appartement clair, avec des moulures et un balcon baigné de lumière, regarder toujours en soi, être toujours aussi seul, mais entouré de wc blancs et d’électroménager rutilant.
 
 

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