Je rentre, il est six heures, sept heures peut-être. Tentant de prendre mon ordinateur sur la table basse, je glisse, m’effondre. A quoi bon se relever.
Le soleil se lève. Je devrais vomir. La gueule collée au parquet, j’examine les plaintes, les rainures. Derrière l'apparence lisse, la peinture écaillée, les imperfections, les fissures, les couches anciennes qu’on a voulu masquer. Microfailles du confort. Le soleil passe la fenêtre. Sa lumière froide se répand sur le parquet à mesure que la rue livre ses premiers bruits. J’attrape mon Mac, ouvre Facebook, le livre du bonheur des autres, l’image construite du sien. Partout la fête, les plages, le ski, les mêmes blagues, les mêmes sourires. J’observe son profil, je le fais presque tous les jours. Les félicitations pleuvent. Elle est là, les yeux fatigués, rayonnante et sereine pourtant. Ses parents l’entourent. Sa mère a l’air fière. Encore allongée, elle tient le nouveau né dans ses bras. Il dort. Le bout de chair rabougri semble déjà l’aimer. Son mari est là aussi. Lui aussi l’aime. Je la regarde encore, repense à l’odeur de ses cheveux, à ses mains, à ces matins de paresse, à cette vie qui aurait pu être la mienne.
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Lorsque j’ai envie de détester davantage l’humanité, je vais au Salon du livre écouter les auteurs vedettes répandre leur diarrhée verbeuse sur un public ravi.
La sauterie littéraire se tient porte de Versailles, c’est à dire à l’endroit le plus moche de Paris pour être bien certain que le public considère, pour de bon, la lecture comme une activité périphérique et ringarde, et cesse définitivement de lire. Le Salon du livre est bien moins divertissant que le Salon de l’agriculture, mais les truies sont plus jolies. Les intellectuels baladent leurs écharpes en cashmere et leurs miasmes de fin d’hiver, les étudiants en lettres leur paresse et leur incurie. Les attachées de presse rayonnent. Les éditeurs tentent d’avoir l’air heureux. De vieilles habituées jouent des coudes pour obtenir des dédicaces. Leurs petits enfants s’ennuient car, contrairement à la FNAC, on ne peut feuilleter les BD sans les acheter. La soirée d’ouverture n’a aucun intérêt si ce n’est le champagne offert. J’en bois toujours le plus possible et, quand il n’y en a plus, je passe au vin rouge. Je traîne alors mon élégance hautaine dans les allées. L’alcool triste, je regrette le départ des vaches et des poules et achète des livres que je ne lirai jamais. A l’allée H, je tombe sur les éditions Intervalles, une petite maison qui publie de bonnes choses passant souvent inaperçues, faute de moyens pour lutter contre les grands groupes. Mikaël Hirsch est là. "Avec les hommes" était excellent. La critique l'apprécie mais le grand public le connaît peu. Il parle de sa vie organisée autour de l'écriture, sirote un verre en attendant le succès. Derrière le stand, une fille ravie dédicace son premier livre. Rachel Vanier me dit-on. Jolie. L’ensemble du salon est non-fumeur mais je retrouve un peu plus tard Rachel, clope au bec au rayon jeunesse. Perchée sur ses talons, elle nargue les vigiles en enfumant les enfants. Nous avançons vers les best-sellers. Derrière les éditions XO, je dérobe une bouteille de Champagne et passe la barre des 2 grammes sans difficulté. Elle me parle de son roman : Hôtel International. A ses côtés, on pense vite à un hôtel. Elle me décrit ses personnages, évoque le Cambodge, le deuil, mais je ne l’écoute pas. Je me fous que Rachel Vanier soit dans Grazia, je me fous que Beigbeder lui consacre une pleine page dans le FigMag, je me fous même qu’elle soit écrivain. Je suis accroché à ses jambes, à sa fossette, à ses yeux bleus, et j’ai comme une envie de la coucher sur la pile des Marc Levy, lui enfoncer la tête dans les Guillaume Musso et que nos sucs intimes abreuvent pour une fois ces feuilles ineptes ! Quand j'en ai fini avec Thomas, je vais taquiner Elodie, la jeune stagiaire bordelaise. Elodie est la fille d'une amie de Sophie Grouvion, la femme de Jean-Louis (le managing partner). Sophie n'a aucun rôle ici à part changer la déco tous les deux ans, faire chier les secrétaires et raconter ses vacances à Courchevel. Tout le monde respecte Sophie.
Les parents d'Elodie, tous deux radiologues à Bordeaux, sont relativement fortunés et, jolie comme elle est, un banquier golfeur devrait sous peu l’épouser, l’engrosser et l’entretenir jusqu’à la mort. Elodie n'a pas besoin de coucher pour réussir car Elodie n'a pas besoin de réussir. La carotte du CDI ne pouvant la faire avancer et son ambition étant nulle, je ne savais trop comment lui plaire. Je l'ai emmenée à deux cocktails et un vernissage, j'ai étalé ma culture, valorisé mon poste, raconté de faux exploits sportifs, contrebalancé le tout par une modestie parfaite, une timidité de bon aloi, je semblais gêné, mal dans mes pompes. Puis j'ai été drôle, sympathique, galant. Et à nouveau sombre. J'ai froncé les sourcils, regardé dans le vide, comme si je pensais à des choses importantes, alors que j'essayais simplement de me souvenir si j'avais payé la femme de ménage. Elodie souriait. Blonde, innocente, bien élevée. J'ai mis du temps à comprendre que faire la cour à Elodie ne servait à rien. Un soir, à la sortie de l'inauguration d'une galerie photo qui exposait des clichés encore plus merdeux que ceux d'Ikéa, elle eut un regard étrange. Je compris alors qu'Elodie ne voulait pas être séduite mais simplement prise. Elodie aime le sexe. Point barre. Elle ne pense pas, ne rêve pas, ne calcule pas, ne joue pas, c'est un petit animal en chaleur, cédant à ses propres instincts, une femme sensuelle, gourmande et égoïste, une jeune fille pour ainsi dire. Thomas et moi partageons le même bureau. Hormis les burgers congelés de la brasserie d'en face et les discours de François Hollande, il y a peu de choses au monde que je déteste plus que Thomas.
Professionnellement, il est très dur de lutter contre Thomas car il ne travaille pas pour l'argent mais par plaisir. Thomas n'a aucune vie sociale, à part un WE tous les trois mois avec ses deux uniques amis (qu'il a connus en prépa). Thomas aime me raconter ses aventures : "on est allé en boîte, on était déchiré putain". Thomas n'a pas de copine. J'imagine sa chambre avec une belle photo de Plisson sur un mur, une photo de famille sur l'autre et pleins de petits mouchoirs blancs et spermeux parsemant le sol. Ayant organisé mon travail de façon à ce que la plupart des consultants et stagiaires le fasse à ma place, l'après-midi, à part lire des BD de Manara et la Revue des Deux Mondes aux chiottes, je n'ai souvent rien à faire. Pour m'occuper, je catapulte trombones, bouchons de stylo et autres crottes de nez sur Thomas. Il ne réagit pas mais le sait. Cela fait un an qu'il hésite à dire à Grouvion : "Jean-Louis, il y a Théophane qui me lance ses crottes de nez dans les cheveux" mais il n'ose pas de peur de passer, à juste titre, pour un con et un soumis.
Hier, en sortant du bureau, j'ai dîné avec une cliente.
Quelques heures et deux bouteilles de Bourgogne plus tard, je plongeais ma tête dans sa chatte douce et épaisse et, alliant la curiosité de l'historien à la fougue de l'amant, enfonçais toujours plus profondément ma langue dans cette pilosité archaïque. Ô déesse des forêts ! Terre de Sologne humide et boisée ! Un buisson de sensualité ardente jeté à la face lisse et sans goût de la modernité. Malgré son humeur souvent joviale et son franc-parler, Jean-Louis Grouvion (mon boss) est un parfait enculé. Ingénieur raté, brillant financier, il se veut également pédagogue et a signé (sans les écrire et sans les lire) quelques ouvrages professionnels de référence dans notre milieu. N’ayant aucun sens du ridicule, il lui arrive de dispenser lui-même ses pseudo-cours dans la grande salle de réunion de Marceau Partners. A 14h30 un lundi, passer du minou d'Elodie (ma stagiaire) à un exposé de Grouvion est assez douloureux. — « Lean » signifie « dégraissé », commença-t-il avec un micro accroché à la joue, comme Steve Jobs quand il présentait un iPhone. Le lean management consiste à mettre en place une gestion sans gaspillage. Des chercheurs américains du MIT (Massachussets Institute of Technology) ont analysé le TPS (Toyota Production System) et découvert que le système de production mis en place par Toyota dans ses chaines de montage à partir des années 1970 peut être appliqué à tous les secteurs économiques. On sentait qu’il prenait un plaisir immense à utiliser des acronymes anglais comme MIT et TPS. Les deux concepts de base sont le « juste-à-temps » et le « jidoka » (automatisation à visage humain). C’était trop bon, Grouvion banda sec en traduisant le mot japonais et ne pu ramollir son enthousiasme jusqu’à la fin de son intervention. Je bandais aussi, énervé par les effluves animales qu'Elodie avait laissé sur ma moustache. En lean, la valeur ajoutée d’une tâche doit être analysée du point de vue du client. Tout ce qui n’est pas de la valeur ajoutée doit être éliminé (…). Il faut un salarié ultra spécialisé par poste, limiter autant que possible tout déplacement, supprimer les outils mal placés ou inadaptés, chronométrer chacun des gestes nécessaires à l’accomplissement d’un tache et éliminer tout mouvement parasitaire… Après une heure à s’écouter être génial, Grouvion demanda : — Des questions ? — Jean-Louis, nota un des EVP (Executive Vice President) avec qui je bossais parfois, tu (tout le monde se tutoyait chez Marceau Partners, cravate mais cool) noteras qu’une étude récente menée par le Ministère du Travail a montré que le lean management engendrait le plus haut taux de risques physiques et psychosociaux. — J’ai vu Paul. — Qu’en penses-tu ? — C’est du bullshit ! — Oui mais, d’un point de vue strictement économique, Jean-Louis, la perte de productivité que génère la mise en place d’une organisation du travail accidentogène ne conduit-elle pas à remettre le lean management en cause ? — Ta question est pertinente. Avoir des salariés malades physiquement ou mentalement n’est pas souhaitable, car leur absence et leurs soins (en cas de mutuelle d’entreprise) génèrent également un coût. Et un poste confortable, c’est un salarié plus efficace. Cependant, si nous étions parfaitement cyniques, mais nous ne le sommes pas, je te dirais que, d’un point de vue strictement économique, comme tu dis, avoir une augmentation de 2 ou 3% des maladies professionnelles ne remet pas en cause un modèle qui peut faire gagner 16% de productivité à une entreprise. — 16 % ? — Eh oui mon vieux : 16 % ! Quand Grouvion eut fini de jouir du tonnerre d’applaudissements serviles de ses associés et employés, on prit un verre. Un mojito sous-dosé nous est toujours offert après chaque cours magistral de Grouvion, séminaire de formation ou journée de teambuilding. Il signifie à tous qu’on sait (aussi) s’amuser, même le lundi.
— Tu as vu ce que j’leur ai mis ? me demanda Grouvion quand nous fûmes dans son bureau. — Impressionnant Jean-Louis dis-je en tentant d’aspirer avec ma paille ce qui pouvait rester d’alcool au milieu des glaçons fondus et des feuilles de menthe. — Ah ils sont bon ces Japonais ! 16% de gains de productivité ! T’as vu Paul ? Il ne moufetait plus ! Tu me retravailleras la présentation pour en faire des slides bien ficelés qu’on shootera aux clients. Avec des gains de productivité comme ça, ils vont venir nous sucer la queue sans qu’on leur demande. Ah putain ces Jap! Pas étonnant qu’ils nous enculent à sec avec des méthodes pareilles. — C’est certain, Jean-Louis. A propos de présentation, vous savez qu’on a celle d’Autogreen demain. — Oui, je sais. Revoyons-là. Avec ce qu’on leur a foutu en honoraires, il ne s’agirait pas de la planter. — Je voulais justement que vous validiez les chiffres que je vous ai forwardés. — Minute ma pupute, je ne les ai pas. — Je vous les ai envoyés hier. — Je reçois deux-cents mails par heure. Attends, je regarde. — Dimanche vers 18 heures 30. En pièce jointe. — Ah ça y est je l’ai. Ok, ok, j’ouvre. Qu’est ce que c’est que ce bordel ? — C’est l’Excel récap. Mais ne vous inquiétez pas il est summarisé dans le PowerPoint de présentation client. — Ok. J’t’écoute. T’as sept minutes. J’ai un ciné à la con avec ma femme soon. Balance la sauce. — Je pense qu’on peut écrémer 20% sur les chaînes 12 et 13, 10% à la compta, 7,5% parmi le chauffeurs-livreurs, et 6% dans les services B, D et F. — Ça me semble correct. Quid du top management ? — A la direction financière, je crois que Monsieur Dupeyret est… — Mais bordel ! Combien de fois devrai-je te le dire ?! Je ne veux plus de nom ! Ni prénom ni nom de famille. Qu’il s’appelle Dupeyret ou Dutroudeballe, je m’en bats les steaks. Arrête de tout humaniser à la fin ! Tu fais perdre du temps à tout le monde. Le client va chier dans son froc à l’idée de licencier. La CGT va le pourrir. Le PS local aussi. Il faut lui simplifier le travail. On ne parle pas de « personne » on parle de « contrat salarié ». Capito ? On ne licencie pas Monsieur Dupeyret (avec une famille et vingt ans d’ancienneté), on supprime le … vas-y montre-moi sa fiche… on supprime le contrat DirFin-C872. — Capito. — Je veux des numéros ! Tu comprends ? Des numéros ! Je sais que cela peut paraitre choquant, mais c’est le seul moyen d’être efficace en matière de ressources humaines. On est des conseils, pas des psys, pas des curés, pas des nounous. On dit juste comment rendre plus productives des organisations salariées. Basta. Ce serait des organisations de robots, de girafes, de voitures ou de bites, ce serait pareil ! C’est toi la bite. — Je comprends, Jean-Louis. — C’est comme ça qu’on fonctionne aujourd’hui. Tu n’as rien écouté de mon cours de lean management ou quoi ? — Si j’ai tout écouté. Et ce n’est pas un cours mais un powerpoint écrit par un consultant à partir de ton nouveau livre qui n'est pas de toi. — Il faut appréhender la gestion d’un salarié de la même manière qu’une pièce automobile. Et je vais même être franc avec toi : on est en train d’instaurer cette méthode au cabinet. Comme tu le sais, cette petite merde d’Hervé a démissionné au bout de deux mois pour se barrer chez ces connards de McMillard. Comme si on ne vous payait pas assez ici ! Et bien le cabinet de recrutement par qui j’étais passé s’est engagé à nous remplacer le même produit (même profil, même années d’études, même expérience, même contrat, même salaire). Eux ce sont des pros ! Et moi ça m’arrange. Je n’ai pas à me poser de question, j’aurais le même. Je gagne du temps et de l’argent. Et toi, tu auras le même collègue. — Je te comprends, Jean-Louis. — Je sais que tu comprends. Et si le remplaçant d’Hervé pouvait aussi s’appeler Hervé ce serait encore mieux ! — Ce serait pratique oui. — Tu vas voir que ces pédés de chasseurs de tête sont capables de me trouver un mec qui a fait la même école de commerce et s’appelle aussi Hervé. Ah ah ah ! Ah putain, ce serait fort ! Enfin, faut pas rêver non plus ! Ah ah ah ! — Ah ah ah ! — Bon allez, c’est ok, je relirai ça demain, faut que je file au ciné me taper encore une daube sentimentale choisie par Sophie. Je suis las de combattre. Ô ma belle, sans cesse nos cuirasses s'entrechoquent. Amants en armure, que valent nos coeurs dans cette nuit d'étincelles métalliques ? Vois mon aimée : ma peau est nue, mon bouclier à terre, relève ton heaume, prends ton épée. Achève-moi.
Tous les jeudis, je donne des cours à l'Université Paris-Dauphine, non par goût de transmettre ce qu'il serait prétentieux d'appeler un savoir, tant il est inutile et destructeur de vies, mais simplement parce que :
1) c'est un vernis utile pour les affaires que d'être chargé d'enseignement en Master, 2) cela me permet de coucher assez aisément avec des étudiantes, ce qui, sans présenter le moindre intérêt intellectuel ou sentimental, n'en demeure pas moins vivifiant. Depuis quelques semaines, moyennant une augmentation de deux points de sa moyenne générale, je voyais Héloïse : jolie aristo du 16ème, faussement bohème, qui arborait constamment des cernes gris-bruns. Notez que si, de manière générale, les cernes altèrent la beauté des femmes en les marquant du sceau indélébile de la vieillesse, s'agissant d'Héloïse, ils avaient plutôt tendance à rehausser son charme. Hier soir donc, cependant que nous dînions dans mon sempiternel restaurant italien qui, à moins de 30€ par tête, me permet d'économiser 540€ d'escort girl, je continuais de m'interroger sur l'origine de ses cernes. Riche étudiante, peu douée et peu travailleuse de surcroît, ce ne pouvait être la fatigue d'un emploi alimentaire, les études ou la charge d'une famille qui creusaient ainsi ses yeux. Après avoir envisagé de nombreuses hypothèses, je me risquai à lui demander: — Tu as l'air un peu fatiguée. Ça ne va pas ? — Si si, ça va, j'ai juste passé la nuit à downloader des photos sur mon compte Instagram, hi hi ! — Je vois... Garçon, vous me remettrez la même bouteille de Chianti s'il vous plaît. « Les lois sont sans vigueur, le gouvernement reconnaît son impuissance pour les faire exécuter; les crimes les plus infâmes se multiplient de toutes parts; le démon révolutionnaire relève fièrement la tête; la Constitution n'est qu'une toile d'araignée, et le pouvoir se permet d'horribles attentats. Le mariage n'est qu'une prostitution légale ; il n'y a plus d'autorité paternelle, plus d'effroi pour le crime, plus d'asile pour l'indigence. Le hideux suicide dénonce au gouvernement le désespoir des malheureux qui l'accusent. Le peuple se démoralise de la manière la plus effrayante; et l'abolition du culte, jointe à l'absence totale d'éducation publique, prépare à la France une génération dont l'idée seule fait frissonner. »
Joseph de Maistre. Considérations sur la France. 1796. Lorsque j’ai un rendez-vous à la Défense, je me réveille de bonne heure et, afin d’éviter l’immonde traversée de Neuilly, entreprends depuis la porte Dauphine un détour par le Bois de Boulogne. Les matins d’hiver, on peut apercevoir les canards qui dorment dans la brume des lacs. Par-delà les arbres, derrière Puteaux, les tours du CAC défient le ciel. La Fondation Louis Vuitton s’élève sur la droite tel un coquillage éclaté, un nuage urbain, une caravelle futuriste. A ce moment, il m’arrive de trouver quelque beauté au monde et de vouloir vivre encore. Puis je prends la direction du Tir aux pigeons et retrouve Katia. Katia est une des seules prostituées du Bois qui soit authentiquement femme. Elle est ukrainienne russophone et travaillait auparavant en Allemagne, dans une usine de composants électroniques. Je prends un peu de ses nouvelles, on parle de Poutine, de l’annexion de la Crimée, puis je sors mes bandes dessinées — de temps en temps un manga érotique, le plus souvent un vieux Manara. Pendant que je lis, Katia prodigue sa gâterie. La première fois, je n’avais évidemment pas apporté de BD. Le va-et-vient de son balayage raté (racines noires et mèches trop blondes) ne m’excitant guère, j’avais mis beaucoup de temps à jouir malgré le supplément de 30€ qui donnait droit à la même prestation, mais sans préservatif. Cette lenteur à venir m’avait mis mal à l’aise car je rémunère Katia au forfait et non au temps passé. Depuis, cette petite astuce de lecture me permet de replonger dans mes fantasmes adolescents tout en réduisant le temps de travail de Katia. Du gagnant-gagnant, comme dirait Ségolène Royal. Là, assis à l’arrière, à l’abri des vitres teintées, j’oublie Katia, j’oublie le Bois, j’oublie la finance et m’évade le long des courbes du Déclic.
La paix retrouvée, nous échangeons quelques amabilités de circonstances, je lui souhaite bon courage, elle me souhaite la même chose et nous nous quittons, après avoir pris une tasse de café de son thermos. Les canards se sont réveillés. Mon iPhone aussi. PowerPoint et tableurs Excel arrivent au gré des marées noires que déversent les premiers emails matinaux. Je rejoins les tours de verre. Les joggers arrivent. Quelques foulques macroule nagent dans les herbes. Un homme prépare les barques à touristes. Parfois, de grands cygnes immaculés fendent l’air comme des avions de rêves. |
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Octobre 2016
AuthorThéophane Dumartray Categories |